Thierry Gaillard: C’est finalement assez simple. Imaginez qu’une femme vole un sac à main contenant des objets précieux dans sa jeunesse et n’arrive pas à surmonter sa culpabilité. Au fil des années, elle va développer un comportement particulier en lien avec cet événement, comme faire des dons ou se justifier sans cesse de ne pas avoir volé quelque chose qui aurait disparu dans la maison, etc. Ses enfants vont grandir en sentant confusément qu’il y a un nœud autour de la question du vol et peut-être déjà développer des troubles en résonance. Pour Françoise Dolto et Serge Tisseron, ce qui est névrose à la deuxième génération peut devenir psychose à la troisième et provoquer des passages à l’acte violents ou des symptômes dits psychotiques. Voilà en tout cas comment, par les non-dits et un comportement particulier, opère la transmission inconsciente.
Dans votre ouvrage, vous en donnez plusieurs illustrations troublantes, dont celle de cette petite fille qui somatise le suicide de son grand-père resté secret…

Oui, cet exemple est parlant, car c’est le corps qui s’exprime. Salomon Sellam, le fondateur de la psychosomatique clinique et humaniste, raconte qu’il a reçu en consultation une petite fille âgée de 6 ans qui présentait des symptômes de bronchite asthmatiforme. Venu avec sa fillette, le père explique comment son propre père s’est suicidé au gaz lorsque lui-même avait 7 ans. En racontant ce drame, le père est bouleversé, il se met à suer et à trembler. Visiblement, il n’a pas fait son deuil et la fillette est l’héritière involontaire de cette histoire en souffrance.
Une fois que ce trauma a été mis à plat, l’enfant a-t-elle été guérie?
Absolument. Une fois que le tabou est tombé, que le père a parlé, les traitements ont mieux fonctionné et, au bout de six mois, les médicaments ont pu être arrêtés progressivement. Voilà pourquoi Goethe disait: «Ce que tu as hérité de tes aïeux, acquiers-le pour le posséder.» Autrement dit, pour ne pas être possédé par cet héritage inconscient, il faut le débusquer et se l’approprier.
Au-delà de la vérité historique, ce qui m’importe, c’est que le patient trouve un sens, une explication personnelle à ce qu’il vit et qu’il fasse la paix avec ses héritages inconscients
Thierry Gaillard
Et ce qui est vrai pour le contexte familial l’est aussi au niveau de tout un peuple, écrivez-vous. Des exemples?
Il y en a une multitude, je ne cite que quelques cas dans mon livre. Celui, notamment, des famines aux Pays-Bas, dans lequel l’épigénétique est venue confirmer une intuition transgénérationnelle. Il est prouvé que les Hollandais nés de parents ayant souffert de la famine de 1943 et 1944 sont sensiblement plus obèses que leurs concitoyens. C’est typiquement un cas d’héritage, car ces êtres ressentent le manque dont leurs ancêtres ont souffert alors que les conditions de vie actuelles l’ont éradiqué. La psychologue Anne Ancelin Schützenberger raconte aussi l’histoire d’une famille arménienne dont la lignée féminine a été traumatisée par le génocide de 1915. Dans cette famille, une femme a été choquée par le spectacle des têtes coupées de ses sœurs et de sa mère. Trois générations plus tard, deux sœurs donnent naissance à des enfants ayant un grave problème à la tête. Et la plupart des femmes de cette lignée sont coiffeuses. Comme pour réparer les têtes coupées… Quand un trauma n’est pas intégré, il ne cesse de ressortir sous différents aspects.
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Certains patients n’ont plus leurs parents et ne peuvent donc pas obtenir des réponses factuelles concernant leurs antécédents. Que faites-vous pour les apaiser quand la vérité ne peut plus éclater?
Nous partons toujours d’une problématique actuelle, car le passé non intégré est là, derrière les symptômes. L’analyse de sa dimension inconsciente procède par associations d’idées, par insights, sortes d’éclairs de réminiscence. Lorsqu’un patient vient me voir avec un trouble récurrent, nous dessinons un arbre généalogique et notons à côté de chaque membre de la famille tout ce que mon patient sait sur cet aïeul. Cette mise à plat visuelle est déjà souvent très parlante. Ce n’est pas le passé lui-même qui fait mal, ce sont ses conséquences inconscientes. Autrement dit, au-delà de la vérité historique, ce qui m’importe, c’est que le patient trouve un sens, une explication personnelle à ce qu’il vit et qu’il fasse la paix avec ses héritages inconscients.
Sinon, face aux casseroles dont il hérite, le sujet développe des solutions bancales ou des refuges imparfaits, dites-vous. Comme la «nécessité transférentielle» ou, à l’opposé, la «persona». De quoi s’agit-il?
La nécessité transférentielle est une technique qui consiste à rejouer sans cesse les histoires non terminées. Une mère consulte pour un enfant tyran et il s’avère que, petite, elle a été tyrannisée par son frère plus âgé qu’elle. Elle prend alors conscience qu’elle projette sur son enfant le rapport de forces qu’elle n’avait pas intégré. A l’opposé, un sujet parasité peut renforcer sa «persona». C’est-à-dire porter un masque pour se couper de la part blessée. Ce refuge, qui met à distance la situation oppressante, peut donner des êtres très adaptés socialement, mais c’est une adaptation superficielle. Ces personnes ne sont pas reliées avec leur être profond et sont susceptibles de faire une dépression qui les obligera à renouer avec elles-mêmes.
La parole, qui donne un sens aux événements du passé, a un effet extrêmement puissant et libérateur
Thierry Gaillard
Vous détaillez le vécu de nombreuses célébrités à la généalogie compliquée comme Jack Nicholson, Hergé ou Rilke – le poète se déguisait régulièrement en fille pour consoler sa mère de la fille perdue avant lui. Mais votre dada, c’est Œdipe. Vous admirez la manière dont Sophocle a écrit un exemple d’intégration transgénérationnelle sans jamais la nommer.
C’est vrai, le parcours d’Œdipe raconté par Sophocle dans ses tragédies est une illustration du genre. On parle toujours de l’oracle qui s’abat sur Laïos et Jocaste, les parents d’Œdipe, comme une malédiction divine, mais on oublie que, dans cette lignée, Agavé a déjà dévoré son enfant Penthée lors d’un rite bacchique où elle est prise de folie. Ce premier infanticide marque le début des crimes familiaux et ce n’est que lorsque Œdipe, qui s’est lui-même aveuglé, admettra sa faute et ira jusqu’à Colone où il est accueilli par Thésée, roi d’Athènes, que le traumatisme qui pèse sur la famille pourra être intégré et dépassé.
Ce qui est frappant dans votre approche, c’est que le simple fait de trouver l’origine du traumatisme et de la nommer semble suffire à guérir le descendant qui souffre des conséquences inconscientes de cet épisode. La parole a-t-elle vraiment cet effet magique?
D’abord, le livre résume les cas, donc il va très vite en besogne. En réalité, les personnes qui viennent me voir prennent parfois plusieurs mois pour y voir clair dans leur histoire familiale. Mais c’est vrai que la parole, qui donne un sens aux événements du passé, a un effet extrêmement puissant et libérateur. Le poète grec Pindare dit: «Deviens qui tu es, si tu le découvres!» Notre démarche est une démarche herméneutique, c’est-à-dire qui cherche, qui enquête, pour libérer le patient d’un poids qui ne lui appartient pas. Les résultats sont très impressionnants une fois que le passé peut être remis à sa juste place.
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Intégrer ses héritages transgénérationnels , Thierry Gaillard, Ed. Ecodition, Genève, 2018