Jean-Yves Le Drian: Nous avons, avec la Suisse, des situations stratégiques différentes, mais nous partageons cette responsabilité d’être fidèles à nos principes fondamentaux, et en même temps de garantir notre sécurité. La décision suisse récente sur le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires témoigne de cet esprit de responsabilité, et je m’en félicite. C’est une bonne base pour approfondir notre relation stratégique et de défense. La Suisse accueille aussi, comme la France, un grand nombre d’organisations internationales. Nous sommes les gardiens de ce que le président Macron appelle le «multilatéralisme fort», c’est-à-dire la promotion des règles collectives sur la scène mondiale.
La négociation d’un accord institutionnel entre la Suisse et l’Union européenne traverse une phase difficile. Or, les Etats voisins de la Suisse ont tout intérêt à avoir des relations stables avec elle. Quelle contribution la France, d’où proviennent 170 000 de ses 320 000 frontaliers, compte-t-elle apporter à cette négociation?
Nous ne pouvons qu’appuyer la perspective d’un cadre permettant de s’adapter aux évolutions permanentes de nos législations et de faciliter les solutions lorsqu’il y a des difficultés. Cet accord doit aussi permettre d’améliorer l’accès de la Suisse au marché européen, dans l’intérêt des acteurs économiques et des travailleurs suisses aussi bien qu’européens.
L’UE veut que les frontaliers au chômage soient indemnisés par le pays où ils travaillent plutôt que par leur pays de résidence. La France soutient-elle cette revendication?
Nous soutenons les propositions de la Commission visant à améliorer l’équité entre les Etats où les frontaliers résident et ceux où ils travaillent. Pour la France, il est de bonne administration que l’Etat qui prélève les cotisations chômage contribue principalement à l’indemnisation des chômeurs. Cette question n’est pas propre aux relations entre l’UE et la Suisse, elle se pose aussi entre Etats membres.
Les syndicats suisses refusent toute concession sur les mesures d’accompagnement de la libre circulation des personnes. Un accord institutionnel peut-il être conclu si ces mesures de protection des salaires suisses ne sont pas incluses?
Dans le cadre du marché intérieur, l’UE demande à tous les Etats membres, comme à la Suisse qui a signé un accord de libre circulation avec elle, de ne pas prendre de mesures discriminatoires. En revanche, des solutions peuvent être trouvées, dans le cadre de l’accord institutionnel, pour aider la Suisse à lutter contre le dumping social. L’UE a elle-même pris des mesures, que nous soutenons, pour lutter contre le dumping salarial et social.
Mais la France a récemment pris des mesures de protection lors de l’introduction de la carte BTP. Les frontaliers allemands se voient discriminés.
La carte BTP ne limite aucunement l’accès au marché du travail français. Elle facilite en revanche les contrôles pour lutter plus efficacement contre le travail illégal: protection n’est pas protectionnisme.
Que signifierait pour la France l’abandon de la libre circulation des personnes par la Suisse?
La France est fortement attachée aux principes fondamentaux de la construction européenne. La libre circulation est un des fondements des accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE. L’abandonner signifierait une remise en cause de l’accès au marché intérieur. Nous bénéficions tous de la mobilité qui favorise les échanges humains, culturels, scientifiques et répond à des besoins économiques.
Lire aussi: Ignazio Cassis découvre l’âpreté du dossier européen
Le Brexit complique-t-il la conclusion d’un accord-cadre avec la Suisse?
Je ne pense pas. Il y a deux agendas distincts. Les discussions entre la Suisse et l’UE sont d’ailleurs antérieures au Brexit. Mais dans les deux cas, l’UE doit défendre les principes qui la fondent, comme l’intégrité du marché intérieur.
Avec le Brexit, la France perdra son partenaire principal de coopération en matière de défense. Que va-t-elle faire et quel sera son rôle futur au sein de l’UE?
L’Europe de la défense a énormément progressé ces deux dernières années, notamment sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne. Des projets seront développés dans le cadre de la coopération structurée permanente et des moyens accrus seront également mis à disposition pour renforcer l’autonomie stratégique de l’UE, et cela indépendamment du Brexit. Notre relation avec le Royaume-Uni dans le domaine de la défense est forte et sera préservée des effets du Brexit. Nous poursuivrons cette coopération dans un cadre bilatéral ou dans des cadres tels que l’initiative européenne d’intervention lancée avec huit pays partenaires en juin. Londres souhaite conserver une relation aussi étroite que possible avec l’UE en matière de défense.
Dans certaines capitales, le sentiment prévaut que Paris cherche des solutions communes à la crise migratoire, mais se retient lorsqu’il s’agit de passer à l’acte. Que répondez-vous? Y aura-t-il par exemple un «centre de contrôle» en France, comme cela a été décidé lors du sommet européen de juin?
Nous sommes attachés à ce que les personnes secourues en mer puissent, dans le respect des principes humanitaires et du droit de la mer, débarquer dans le port sûr le plus proche. Compte tenu de la géographie, ce port n’est a priori pas en France. Néanmoins, parce que la solidarité entre Etats membres est nécessaire, nous avons proposé avec l’Espagne la création de centres, où – avec des moyens européens renforcés – les situations individuelles seraient rapidement examinées, afin d’accueillir solidairement les personnes protégées et de reconduire efficacement les déboutés.
Dans l’attente de solutions pérennes, des mécanismes volontaires ont permis de gérer les situations humanitaires difficiles nées de la décision des autorités italiennes de fermer leurs ports. La France a pris ses responsabilités et, avec d’autres Etats membres, répondu chaque fois présent, à Valence, La Valette par deux fois, Pozzallo, Algésiras. En tout, la France a accueilli volontairement plus de 250 personnes en besoin de protection ces dernières semaines. Je préfère les actes aux slogans, d’où qu’ils viennent et, en l’espèce, notre action avec celle des cinq autres pays qui ont agi avec nous sur l’Aquarius a été à l’honneur de l’Europe.
La relation entre la France et les Etats-Unis a-t-elle changé ces douze derniers mois? Quelle est la réponse à apporter à la tentative de Trump de diviser l’Europe?
La relation transatlantique et franco-américaine repose sur des fondements historiques, et demeure, en ce sens, solide. Toutefois, l’administration américaine est récemment entrée dans une logique de remise en cause du système multilatéral. Sur le plan commercial, le président Trump essaye d’obtenir des avantages par la pression. Nous pensons qu’il s’agit d’une spirale dangereuse et préjudiciable, tant pour l’Europe que pour les Etats-Unis. L’UE a pris des mesures proportionnées mais fermes en réponse aux mesures américaines sur l’acier et l’aluminium.
Si d’autres mesures unilatérales sont prises, l’UE continuera à faire preuve d’unité et n’hésitera pas à défendre à nouveau ses intérêts. Dans le même temps, nous devons retrouver avec Washington une relation fondée sur la coopération et la prise en compte équilibrée de nos intérêts respectifs.